Ces dernières années ont peu à peu révélé ce que la société tout entière était devenue en moins de deux décennies : le règne de l’Un sans exception, du semblant généralisé, de l’absence d’imaginaire, l’équivalence généralisée des mots et des pensées face à la marchandise, la permutabilité définitive des corps, le passé officialisé par des lois et l’effacement de l’avenir dans l’immédiat avarié d’une réalité monstrueuse. Depuis, l’autodestruction est encouragée officieusement par l’Etat et le négatif s’étend à perte de vue, sans espoir, sans distance, avec une complaisance et une vulgarité qui me donne honte d’être humain. Au nom d’une vertu qui ose se nommer « démocratique », chacun possède son flic en soi, chacun installe la terreur au cœur de son système immunitaire. La machine fonctionne à toute vitesse, sans pause possible. Les médias règnent sans partage. Tout ce qu’ils n’incluent pas, n’existe pas. Du coup la vie elle-même prend ses distances menaçant à chaque instant de reparaître tantôt calme et délicate, malheureusement le plus souvent, explosive et meurtrière. Le programme d’aphasie en cours tient largement ses promesses. Les psychologues sont devenus en très peu de temps les héroïques docteurs de la nation ; le boulot, en effet, ne manque pas. Des gens hypnotisés perdent en masse l’usage de la parole, noyés, torturés, ensorcelés par le besoin compulsif de consommer. Tout une part des désirs et des affects est détournée à coup de mots d’ordre et d’injonctions publicitaires pour fabriquer des zombies qui applaudissent comme liberté chérie leur servitude extrême. Nous sommes en plein cœur d’une parodie de parodie, quelque chose de compliqué à décrire parce que c’est le visage d’une société qui se contente de signes et se moque du sens. Cette disposition affective renforcée par les variations brusques du ciel porte les esprits à n’éprouver que la corruption et la vacuité de toutes choses, et ce monde comme le pire qui soit : la vie qui parfois devient irréelle ; le but qui fait défaut ; le long gaspillage de forces ; les gens égarés dans leur jouissance mesquine ; les postures et l’imposture ; la violence qui ne s’avoue pas mais qu’on réclame à corps perdu pour s’enliser plus profond, comme s’il fallait avoir les yeux crevés pour accélérer le mouvement, chacun devenu acteur d’une émission de télé poubelle en direct en public et cherchant du regard l’objectif assassin de la caméra ; le faux romantisme de la chute qui est bel et bien ce romantisme au fond du trou ; et aussi le désœuvrement généralisé cachant l’impuissance et le dessèchement ; la répétition mortifère ; la mémoire comme un tas d’ordure. La reddition est proche, le bateau craque de toute part, l’obscurité du ciel piétine les corps et les esprits et cette violence permanente finit par avoir la banalité d’une sirène de police dans une grande métropole.